Les corps morts

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Les corps morts que j’ai laissés derrière moi dans le labo du professeur du Click viennent encore me hanter. C’est dommage et ça me laisse un goût amer dans la bouche. Mais il fallait vraiment que je parte; c’était quasiment une question de vie ou de mort. En effet, quand il a compris qu’on lui coupait les vivres et que cela mettait en péril l’existence même de son labo, le professeur du Click est devenu du jour au lendemain un véritable tortionnaire. Il a abusé de moi et m’a demandé l’impossible : mettre en pièces détachées notre machine étalon, notre bonne vieille Canon iR5000, et tout recommencer à zéro à partir d’un schéma inédit venu d’on ne sait où. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à avoir des doutes sur les capacités intellectuelles de mon mentor.

Il faut savoir que cette Canon iR5000 avait du vécu et qu’on a bien dû la démonter et remonter une vingtaine de fois au cours des vingt dernières années. Pour moi, une fois de plus, c’était une fois de trop. Nous étions arrivés au bout de notre logique et il fallait se rendre à l’évidence qu’une imprimante, aussi sophistiquée soit-elle, finira toujours par connaître un épisode de bourrage de papier. Pourquoi? Tout simplement à cause, justement, du papier, un produit naturel, capricieux et périssable. Le professeur du Click n’a jamais voulu accepter ce fait. Pour lui, la réponse devait absolument venir de la machine. La machine, toujours la machine. La tribologie devait toujours permettre de tout régler. Il suffisait donc de tout reconstruire, selon des schémas bien précis, développés à partir de principes tribologiques rigoureux; et un jour, on finirait bien par trouver la recette technologique permettant de manipuler sans encombres tous les types de substrats. J’y ai cru longtemps, trop longtemps sans doute. Mais il fallait se rendre à l’évidence : cette théorie ne tenait pas la route. La preuve c’est que malgré tous nos efforts, nous ne sommes jamais finalement arrivés à le créer, cet univers parfait, ce monde idéal où les cliquetis réguliers de l’imprimante souveraine ne seront jamais interrompus par d’impromptus froissés de feuilles de papier.  Alors, mine de rien, j’ai mis en pièces détachées cette magnifique machine, une dernière fois, et je suis parti en fermant la porte doucement derrière moi. Triste fin, j’en conviens.

Si je reviens là-dessus c’est un peu parce que du Click me harcèle, inlassablement. En fait, je crois qu’il veut que je l’aide à remettre sur pied la Canon. Ce que je ne ferai pas. Même si, parfois, j’ai des cauchemars à penser à tous ces corps morts que j’ai laissés derrière moi.

La prochaine fois, on cherchera à parler de choses plus intéressantes. Promis. Tiens, pour terminer sur une note plus lumineuse, je suis tombé là-dessus par hasard l’autre jour : la liste des meilleures compagnies aériennes au monde selon un classement récent. C’est quand même plus intéressant que de parler de tribologie et de bourrage de papier, non?

 

(Crédit photo: Nick Normal)

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