Les voitures

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Sur la rue du Loup, il y a des voitures. Beaucoup de voitures. Il faut dire que nous habitons à proximité d’une polyclinique, fameuse pour son achalandage élevé et son stationnement payant, ce qui fait en sorte que les clients-patients potentiels choisissent tout simplement de stationner sur notre rue. Et d’ailleurs, qui pourrait les en blâmer? Après tout, elle est jolie ma rue. Non, mais c’est vrai. Surtout depuis que les trottoirs ont été refaits. Un boulot impeccable, je vous jure. Personnellement, je n’ose plus m’y aventurer, car préférant me cloisonner à des espaces plus restreints. Mais force est d’admettre que ces larges bandes bétonnées d’une blancheur sépulcrale qui défilent le long du noir bitume de la rue ont un attrait tout à fait irrésistible pour ces intrépides d’un jour en mal d’aventures.

L’appel du littoral urbain, c’est connu, est souvent imprévisible. Et il suffit parfois d’un petit détail, pour tout faire basculer. Chez nous, donc, ce sont les trottoirs. J’en suis convaincue. Cela nous emmène une foule de gens inconnus et bigarrés sur notre coin de quartier autrefois si paisible et reculé. Et bien sûr, beaucoup, beaucoup de voitures.  Car c’est en voiture que les gens viennent à la polyclinique. C’est sans doute plus commode, d’autant qu’ils peuvent stationner juste devant chez moi, à petit prix. Une véritable aubaine en fait. Laissez-moi vous expliquer.

Ainsi, tous les matins ou presque, je fais le pied de grue en attendant le premier client venu. En fait, un matin sur deux car, malheureusement, nous vivons dans une zone de stationnement alternatif. Le truc est simple. Suffit d’installer un cône orange devant la maison et d’attendre patiemment, bien au chaud dans son salon. Le cône agit en véritable appât. Dès les premières heures du jour, on commence à voir arriver les premiers rôdeurs, en voiture. Ces voitures qui hésitent, puis poursuivent leur chemin; puis qui reviennent, hésitent à nouveau, stoppent finalement. Parfois une portière s’ouvre et un mec en descend. Il regarde autour de lui, l’air inquiet, ose mettre le pied sur ce trottoir qui scintille devant lui, suspendu entre le désir de déplacer le cône sans demander son reste ou de passer outre son chemin. Le mec, il n’est pas bien, on s’entend. Il a rendez-vous à la polyclinique, on s’entend. Il a mal quelque part, plus que probable. Il est en position de faiblesse, donc. Il a besoin de se faire rassurer avant, qui sait, la grande annonce. Alors, immanquablement, il tournera la tête vers la maison la plus proche, la mienne. Et c’est alors qu’il croisera mon regard, moi qui est assise sur une chaise droite derrière la fenêtre de mon salon et qui épie tous ses gestes avec une acuité de tous les instants. On le sent aussitôt rougir. Mais il est trop tard. Le client est ferré; la victoire est à portée de mains. Suffit d’agir en conséquence. Rapidement.

Aussitôt je sors sur le perron; déboule l’escalier et file vers l’intrus, qui n’ose plus bouger. Question de commodité, je porte à la ceinture le plus rutilant de mes Glock. Ça impressionne toujours tout le monde. Et ça marche à tout coup. Le mec se met à bégayer, étouffe des regrets confus et marche à reculons vers la portière de sa voiture qu’il a laissée ouverte. À vrai dire, c’est le dernier de mes soucis. Moi, ce qui me préoccupe, c’est d’enlever le cône rapidement avant que la voiture ne démarre sur les chapeaux de roues. Aussitôt fait, je place mes deux mains sur le capot de la voiture et je regarde le type intensément à travers le pare-brise. Immanquablement, il a blêmi; immanquablement, il a chaud, hiver somme été. Désormais, il est à ma merci. Je fais mine de grimper sur le capot; puis je souris et recule d’un pas ou deux. De la main, je lui fais signe de stationner devant chez moi. Puis je rebrousse chemin et retourne m’assoir à mon poste d’observation derrière la fenêtre de mon salon. Aucun mot n’a été échangé; il n’y avait rien à dire de toutes façons. Une aubaine, je vous dis. Une véritable aubaine.

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