

Les choses vont de mal en pis. Depuis trois jours, nous avons perdu contact avec la réalité. Nos caméras sont en panne et notre rue est recouverte d’un épais brouillard. Je ne sais plus quoi penser. Déjà que je me sentais particulièrement troublée par la disparition de mon cône orange, là les mots me manquent.
Ce que craignais le plus, sans vraiment trop y croire, est donc en train de se réaliser: au risque de me répéter, quelqu’un qui m’en veut a sûrement pigé un truc sur notre vie et cherche à en tirer parti. Et je suis actuellement dépourvue de moyens pour tenter de trouver qui.
Pour parer au pire, nous avons activé les balises et la corne de brume. Le signal sonore se déclenche à chaque fois qu’un errant franchit les limites de notre terrain, ce qui devrait en principe décourager tout individu qui oserait s’aventurer plus loin. Ce n’est qu’une mesure palliative, on s’entend; plus spectaculaire qu’autre chose. Vous pouvez d’ailleurs en juger par vous-même en écoutant un enregistrement de l’alerte survenue plus tôt ce matin:
Impressionnant, non? Pourtant, il est difficile d’évaluer l’impact réel de ce genre de mesures, d’autant que les balises en place sont pour le moment incapables de faire la différence entre un individu qui marche d’un pas incertain sur le terrain et un écureuil, par exemple; ou un chat. Ce qui, en soi, est un peu embêtant. Je crains donc que cela nous attire encore plus d’ennuis. Sauf que comme c’est le seul outil que nous avons à notre disposition actuellement et, compte tenu du fait que nous avons perdu tout contact avec la réalité, les options à notre disposition sont forcément limitées. Il faut donc passer en mode survie. Et on fait quoi en mode survie? D’abord on active les balises pour parer au plus pressant, puis on réfléchit. Warum nicht.
Réfléchissons, donc. Première chose à faire : inspirer profondément par la bouche; ensuite, laisser filtrer l’air lentement par le nez. Fermons les yeux maintenant. Voilà, nous y sommes; notre réflexion peut désormais commencer. Manuel de survie; la base de tout, notre Saint Graal à nous. Un des principes essentiels en survie est de toujours considérer l’obstacle qui se dresse devant soi comme étant quelque chose de tout à fait normal. L’adversité n’a rien d’extraordinaire en soi. Il suffit de rester calme et de chercher à concentrer ses efforts sur les seules choses que nous sommes en mesure d’influencer. Faire fi de tout le reste, notamment sur les choses ou évènements sur lesquelles nous n’exerçons aucun contrôle.
Ainsi, plus on réfléchit, plus il devient évident qu’il faut oublier d’emblée la question du cône orange; c’était une mauvaise idée dès le départ. Il trône peut-être dans le garage de quelqu’un, ou pire, au fond de la carrière tout proche. De toutes évidences, la personne qui me l’a pris était mal intentionnée. Elle éprouve peut-être des remords depuis et dort sans doute mal la nuit. Mais il est trop tard pour faire quoi que ce soit. Et, de toutes façons, je n’en ai rien à cirer des possibles problèmes de conscience de cet imposteur sans doute masqué. Je sais seulement qu’il va revenir et que son audace va entraîner des erreurs de sa part. Il est cuit, c’est certain. C’est une simple question de temps.
La question de la brume est par ailleurs vite réglée : il s’agit d’un problème ponctuel, un non-évènement climatique qui finira bien par s’estomper un jour. Nous n’exerçons aucun contrôle sur l’évolution de la brume comme tel, et je ne crois pas à l’idée saugrenue d’une brume artificielle qu’on nous aurait imposée; ça m’apparaît comme un truc nettement au-delà des capacités normales de qui que ce soit, ni même des milices gouvernementales.
Il ne nous reste plus qu’à régler la question des caméras en panne. On progresse à pas de géant, c’est clair. Mais restons calme, restons concentrée. Respirons par le nez, très, très lentement. Autour de nous, tout est paisible et silencieux; on entendrait une mouche voler malgré le fond frisquet de cet air pulsé qui nous effleure à peine les tympans. Je sens que nous y sommes; finalement. Oui, cette fois, je sens que je suis en mesure d’influer le cours des choses. Pour vrai. Non pas qu’il me traverserait l’esprit d’appeler un fournisseur de services pour nous dépanner. Car il s’agit là d’une idée trop simpliste, qui pourrait de surcroit éveiller des soupçons et, possiblement, lever le voile sur des trucs de notre vie qui ne concerne personne. Non, je sens qu’il faut rester pragmatique et poser des gestes simples, à notre portée. Par exemple : consulter le manuel d’instructions; redémarrer le panneau de contrôle principal; vérifier la série de contrôles secondaires dans le cellier. Oui, ça je peux le faire, maintenant. Allez, on passe à l’action. Les intrus n’ont qu’à bien se tenir. Je sens que la réalité est sur le point de nous rattraper. Je vous tiens au courant de la suite des évènements.
On reste calme. Surtout on reste calme. Ich ruhig bliebe. Bitte.


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